Son court métrage, «The French Democracy», réalisé grâce à un jeu vidéo a fait le tour du Net. Au lendemain des émeutes, cet habitant de La Courneuve de 27 ans a bricolé en une semaine une animation sur la vie des cités. Accueil enthousiaste à l'étranger, plus critique en France.
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"Alex Chan est né il y a vingt-sept ans à Paris, dans le XIIIe arrondissement où s'étaient installés ses parents, originaires de Hongkong. Depuis trois ans, il habite à La Courneuve (Seine-Saint-Denis) et exerce en free lance le métier de designer industriel. Il lit beaucoup la presse, se balade régulièrement sur le Net, va au cinéma autant que possible, joue au basket et, de temps en temps, aux jeux vidéo. Depuis quelques semaines, Alex est devenu, sous le pseudo Koulamata, une célébrité du Net. Son premier film, The French Democracy (1), mis en ligne le 22 novembre, a fait le tour de la planète. Un court métrage amateur de treize minutes, bricolé sur son ordinateur en même pas une semaine, qui aurait pu passer inaperçu n'était son sujet brûlant : les récentes émeutes dans les banlieues. On y voit des jeunes Noirs qui cherchent du travail, qui n'arrivent pas à se loger. On y voit l'amertume, la colère, le racisme. Le témoignage est sans prétention, Alex n'a rien d'un professionnel de l'image. Pourtant, le film concentre rapidement l'attention de la blogosphère qui l'a largement relayé. Une semaine plus tard, le Washington Post embraye parlant d'«un film inspiré par des événements réels qui ont mené aux émeutes», puis Business Week, et MTV qui le décrit comme le «premier film sur les émeutes en France, vu de l'intérieur». Le magazine allemand Telepolis souligne la réactivité de l'auteur : «D'habitude, les artistes ont besoin d'une certaine distance temporelle pour interpréter les soi-disant "événements historiques". Une règle dont s'émancipe le jeune Français.» Les médias français s'y penchent à leur tour, tandis que les réactions des internautes affluent sur les forums. Comment un petit film posté dans un coin de la Toile focalise-t-il autant l'attention ?
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Rétablir des vérités
L'enjeu dépasse un peu Alex. Lui espérait avant tout rétablir quelques vérités sur les émeutes, en particulier à destination du public américain qui fréquente majoritairement le site, d'où les sous-titrages en anglais dans le film. «Comme beaucoup de gens, j'ai assisté impuissant à tous ces événements. Je me demandais ce que je pouvais faire pour mon quartier, pour faire avancer les choses..., raconte Alex, révolté par les amalgames de certains médias américains. Ils prétendaient que ces émeutes ont été organisées par des islamistes, certains parlaient d'intifada des cités. Je me suis senti souvent frustré de ne pouvoir rien dire ou faire face à cela.» L'article du Washington Post l'a particulièrement irrité. «Il a décrit les principaux personnages du film comme des musulmans alors que rien ne le précisait dans les images. Je le lui ai fait remarquer et il a fini par apporter une timide correction. Certains blogs ont même présenté mon film comme un point de vue islamiste sur les émeutes !»
Pour réaliser son film, Alex n'a pas eu besoin de caméras, d'acteurs ou de décors réels. The French Democracy a été entièrement «tourné» dans l'environnement du jeu vidéo The Movies, qui met le joueur dans la peau d'un mogul de Hollywood (lire encadré). Ce jeu de simulation permet de réaliser très facilement des films d'animation en 3D, appelés machinima (contraction de machine et animation, Libération du 10 mars 2004). Un genre qui requiert un certain savoir-faire, réservé jusque-là à une frange underground de gamers, qui détournaient le jeu vidéo de sa vocation ludique pour raconter des histoires. Réalisés à l'intérieur des moteurs de jeux, avec zéro budget, ces films de fans sont distribués et consommés au départ exclusivement via le Net avant de poindre dans des festivals pointus comme le Bitfilm à Hambourg, ou Nemo à Paris. A l'origine, les machinima étaient à peine regardables : des scénarios bancals, des animations raides et gauches, bien loin de Pixar. Très autocentrées, elles s'amusent à parodier ou à commenter les jeux vidéo en jouant avec leurs codes (comme les populaires chroniques beckettiennes Red versus Blue (2), tournées dans l'univers de Halo, un million de téléchargements par épisode). Elles s'émancipent progressivement de cette culture fan, se sophistiquent, abordent d'autres genres comme le docu-fiction, le clip, la comédie, la sitcom, les talk-shows. Le premier long métrage machinima est sur les rails (3).
Un ordi et un logiciel à 60 euros
«Les machinimas ont permis de démocratiser la fabrication de films animés en 3D, analyse le pionnier Paul Marino, aujourd'hui à la tête de l'Academy of Machinima Arts & Sciences qui vient de remettre le 12 novembre les Mackies, l'équivalent des Oscars dans le domaine (4). Le jeu The Movies accélère le phénomène en le rendant plus accessible au grand public.» D'après lui, «Alex Chan est emblématique de cette tendance, des jeunes, pas forcément des gamers, intéressés par la réalisation d'un film, peuvent s'emparer de ce jeu et se retrouver très vite à développer leurs propres histoires». Avec un ordi et un logiciel à 60 euros, chacun peut autoproduire en quelques jours un joli court fait maison.
Alex, lui, n'avait jamais entendu parler de tout cela avant que Paul Marino ne s'enthousiasme pour son film, qu'il décrit comme l'un des premiers machinimas politiques réalisé par un amateur. The French Democracy, visible sur le site officiel de The Movies où sont téléchargés les films réalisés par les joueurs, détonne au milieu des remakes de King Kong, des films d'horreur et de zombies. «Le blog a donné la voix aux masses, mais le message derrière ce film en dit plus long que ce que j'ai pu lire sur les émeutes jusqu'aujourd'hui, commente Paul Marino sur son blog (5). Même si je ne suis pas sûr que les machinimas vont propager l'activisme politique au-delà des frontières et des cultures, le médium donne le pouvoir de le faire.»
Quand il achète le jeu The Movies, Alex a déjà sa petite idée. Il s'est attelé à son projet de film, alors que les feux qu'il observait depuis son balcon étaient à peine éteints et que le bal des remorques chargées de voitures calcinées n'a pas encore cessé. Dans The French Democracy, qu'il dédie à Bouna et Zyed, les deux mineurs morts électrocutés à Clichy-sous-Bois, il cherche à comprendre comment cette violence a éclaté, mettant en scène des jeunes de banlieues victimes d'un racisme quotidien, contrôle d'identité abusif, acharnement policier, discrimination à l'embauche, au logement. Lui-même a eu le plus grand mal à trouver un appartement, malgré les garanties apportées.
Pour raconter son histoire, Alex a dû ruser, confronté aux limites du logiciel. Et tant pis si la Seine-Saint-Denis a davantage des allures de New York, que les acteurs ressemblent aux malabars des gangs, et qu'une cabane dans la jungle fait office de transformateur EDF : «Il n'y avait pas non plus de barres HLM ni de RER. Dans le casting, il n'y avait pas de Maghrébins. J'ai essayé de prendre un type africain avec la peau la plus claire possible ! J'ai dû également faire l'impasse sur beaucoup de thèmes que j'aurais voulu évoquer comme les problèmes d'urbanisme, ... Mais les outils manquaient.» Au final, Alex est «assez fier» d'avoir réussi à offrir une histoire cohérente. «Certains ont même trouvé que les décors hollywoodiens apportaient une note universaliste et que les étrangers pouvaient ainsi mieux s'identifier à cette histoire.»
Polémique sur le contenu
Plus que la forme, forcément bredouillante, c'est le contenu qui fait polémique. De nombreuses réactions enthousiastes, surtout à l'étranger qui prend souvent le film pour argent comptant, mais des retours plus critiques côté français (6). Beaucoup dénoncent sa vision simpliste des événements, ses inexactitudes. «Les pauvres gens de couleurs contre les méchants policiers... Pfff», lit-on parmi de nombreux commentaires qui reprochent au film de véhiculer à l'étranger une image de la société française truffée de clichés. D'autres estiment que l'animation se prête mal à la fonction reportage. «Il n'est pas adapté pour dépeindre le réel, parce que (...) le réel est bien trop nuancé.»
«Il faut considérer ce film plutôt comme une fiction pédagogique, se défend Alex, le soft n'offrant pas vraiment la possibilité de faire un vrai documentaire. C'est évident que les raisons qui ont poussé ces jeunes à agir ainsi dépassent largement ce qui est montré dans le film», raconte-t-il. Lui-même a été victime d'un groupe de jeunes qui l'ont tabassé pour lui arracher son portable, alors qu'il venait de s'installer à la Courneuve. «Ce genre d'agression amène beaucoup de gens à voter Le Pen, moi le bouddhisme m'a appris le recul.» S'il reste une fiction, son film se nourrit d'«événements qui ont plus ou moins réellement eu lieu. La bavure policière fait référence à la vidéo de France 2 filmée à La Courneuve. J'ai repris les propos de notre ministre de l'Intérieur, j'ai également cité Philippe de Villiers».
Alex, du reste, est très content que son film puisse susciter de tels débats. «Ça montre que, d'une certaine manière, il aide les gens à réfléchir et les pousse à dialoguer.» Une manière aussi de toucher un jeune public rétif aux médias traditionnels et qui se désintéresse du débat politique. «Ils ont grandi avec ce mode de représentation que sont les jeux vidéo. Les machinimas, en reprenant un mode de communication qui leur est familier, peuvent les atteindre différemment des médias habituels, estime Alex. En plus, ils sont gratuits, facilement téléchargeables et n'ont généralement aucun intérêt économique ou directement politique (contrairement aux journaux par exemple). Ce qui apporte une tout autre crédibilité, certes subjective, mais qui peut provenir de n'importe quel citoyen.»
Campagne présidentielle
Pour l'instant, la plupart des films téléchargés sur le site officiel de The Movies font dans le divertissement, mais, estime Marino, «ça va changer, à mesure que les jeux/outils se diffuseront plus largement dans notre culture. Je ne pense pas qu'un Casablanca sera produit avant la fin de l'année, mais je pense qu'il y aura quelques films captivants d'ici un an».
Pour Alex, le jeu engage les gens à prendre la parole. De là à imaginer que ce nouveau genre d'animation 3D pourrait s'inviter à la prochaine présidentielle, le Michael Moore du Machinima se montre plus réservé. Lors de la présidentielle précédente, il a épluché tous les programmes pour finalement voter Taubira («une femme présidente, black en plus, ça m'aurait plu»). «Je ne sais pas comment m'engager, ce film c'était un début, j'aimerais m'investir davantage.»"
liberation
http://movies.lionhead.com/movie/11520
http://www.machinima.com/films.php?id=1407