Georges Lajoie est un bon français, propriétaire d'un café dans Paris. Cette année, comme chaque année, il part en vacances à la plage avec sa femme, son fils et sa caravane flambant neuve. Pour ne pas changer depuis 10 ans, il va retrouver là-bas de couple Schumacher dont le mari est huissier de justice ainsi que la famille Colin dont les parents sont commerçants. Tout devrait se passer comme d'habitude mais cette année, les abords de la plage sont en travaux: On y construit des appartements pour touristes. L'arrivée de ces barres d'immeubles semble moins traumatisante cependant que la présence d'une poignée d'ouvriers Algériens. Déjà présent dans chacun des personnages, le petit racisme du quotidien refait surface et s'amplifie par émulation. Aussi, quand Georges Lajoie, le gentil cafetier, viole et tue la fille Colin, il a l'idée de génie d'aller déposer le corps près du chantier, là où chacun pourra montrer du doigt d'évidents coupables...
Chronique :
C'est au coeur de l'excellente filmographie d'Yves Boisset que l'on trouve, en 1975, ce que l'on peut considérer comme l'une de ses plus puissantes oeuvres, si ce n'est LA plus puissante.
En effet, quand Boisset décide de s’attaquer au racisme, il ne pointe pas du doigt les groupuscules nazis ou autre extrémistes. Non, le bonhomme ne cède pas à la facilité et décide de mordre là où ça fait mal. Pour cela, il nous parle de monsieur Tout-le-monde, ce « français moyen » fier de ces idées et de sa bonne morale, cet homme que tout le monde aime mais qui cache en lui un terrible secret : Il est raciste. Bien sûr et comme beaucoup de gens, Lajoie et ses amis n’ont pas le sentiment d’être racistes. Ils sont juste dans leur bon droit et possède un jugement lucide sur la France qui est la leur…
Boisset débute donc son film progressivement, doucement et de manière presque caricaturale. Lajoie est un beauf, un homme sans a priori mais qui, quand même, préfère filer un petit billet à la police pour qu’elle surveille sa caravane « vous comprenez, aujourd’hui, avec tous ces voleurs, ces arabes et tout ça… ». Puis viennent les bouchons estivaux. Là encore, le spectateur sourit lorsque madame Lajoie, véritable coquille vide, balance sans la moindre méchanceté un « des jours comme ça, on devrait interdire aux allemands de prendre la route ». L’approche de Boisset est d’autant plus subtile que le premier quart d’heure de son film lorgne vers la satire gentillette. Le choix de Jean Carmet pour incarner le personnage de Lajoie est à ce titre une excellente idée. Carmet c’est le paysage cinématographique que l’on aime et c’est le rire avec des films récents comme les deux « le Grand Blond », « le viager » et quelques films d’Audiard… On retrouve dans cette introduction quelques phrases types ou brèves de comptoirs, des répliques faites sans méchanceté et sans véritable arrières pensées…
Sauf que bien vite, Boisset multiplie le nombre de ses protagonistes et avec eux, c’est la violence des propos qui s’amplifie. Entourés d’amis « comme eux », les individus se lâchent, c’est les vacances, l’absence de retenue et les langues se délient. Très vite les personnages les plus sympathiques deviennent méprisables. Boisset tape sur le français « moyen », exhibe ses petits défauts et les montre sous leur jour le plus laid. Le cinéaste en profite même pour égratigner la télévision (il approfondira en 1983 avec « Le prix du danger ») via un « Intercamping » évoquant clairement l’ « Interville » qui anime les vacances télévisuelles de cette époque. Jean-Pierre Marielle, comme d’habitude exceptionnel, nous apparaît alors comme un présentateur à l’égo démesuré, un Dieu entouré de son petit peuple…
Puis vient l’heure du drame. Georges Lajoie a beau être un homme bien, il n’en peut plus de supporter l’insolente beauté de la fille Colin (Isabelle Huppert, superbe). Il la viole et la tue. Bien sûr, M. Lajoie n’est pas un salaud, il ne l’a pas fait exprès, c’était une pulsion, une erreur. Cette fille était trop excitante… Boisset fait très fort avec cette scène. C’est sans doute la séquence de viol la plus horrible, la plus réaliste et dérangeante qui m’ait été donné de voir. Dans un cadre naturel agréable et en plein jour, le cinéaste met en scène le viol d’une jeune fille de 17ans par un « homme bien » que l’on aime (Jean Carmet). La séquence est courte mais pénible. La jeune fille a foi en son agresseur, elle pense parvenir à le raisonner mais quand elle comprend que ce n’est pas le cas, il est trop tard. Lajoie est comme fou. Elle se débat mais ne peut rien. En quelques secondes, Boisset fait bien plus mal que Gaspar Noë et sa fameuse séquence de plusieurs minutes (Irréversible). Nous ne sommes pas en présence de gens « hors-normes » dans un environnement sordide. Tout ici est d’un réalisme effarant. C’est le quotidien…
A partir de cet instant, tout bascule, les événements se précipitent et le cercle d’amis s’agrandit. C’est désormais la totalité du camping qui met en commun sa haine de l’étranger. Une française est morte. Un français n’aurait jamais pu faire cela. Alors qu’un arabe…
Boisset passe donc à la vitesse supérieure et multiplie les dialogues tristement communs :
« Un allemand ferait en deux heures ce que dix arabes sont incapables de faire en six mois »
« - Ils sont bien payés ?
- Comme les français
- Et y’a beaucoup de français sur le chantier ?
- Non, pour ce prix là, y’en a pas ».
« - Les arabes, vous les avez interrogé ?
- Oui, ce n’était rien qu’une coïncidence
- Forcément, ils allaient pas dire que c’était eux »
Etc.
La tension monte, les français réclament vengeance. On a tué l’une des leurs. Boisset fait alors intervenir un nouveau personnage, interprété par Victor Lanoux. L’homme est un vétéran de la guerre d’Algérie (guerre officiellement niée à l’époque du film) et représente pour le cinéaste une approche nouvelle du racisme… Car si l’arabe n’est pas le bienvenu en France, il n’est pas non plus aimé du français lorsqu’il est en Algérie. Le personnage de Lanoux évoque donc rapidement son passif guerrier et pousse à la « ratonnade ». Le terme est lancé. Dramatique de constater qu’il existe dans la langue française (et anglaise, nous n’avons pas le monopole) un mot pour désigner la traque, généralement mortelle, d’un être humain sur la seule base de son ethnie…
Boisset illustre donc ce qu’est une « ratonnade » durant 10 minutes particulièrement pénibles qui se clôtures « naturellement » par la mort terrible/horrible de l’un des ouvriers. Plus terrible encore sera la suite. En effet, tout le monde sait mais personne ne parle. Tout le monde est solidaire dans la médiocrité, dans l’ignominie. Seul l’inspecteur Boular semble vouloir tirer les choses au clair. Il est l’image que Boisset décide de donner de la justice française. Et là encore, ce n’est pas glorieux. Comme beaucoup de « ratonnades », celle-ci sera étouffée, passée sous silence et l’enquête conclura à « un règlement de compte entre arabes ». Là encore, Boisset multiplie les dialogues chocs :
« Le témoignage d’un arabe ne fait pas le poids face à celui d’un français »
« Nous sommes chez nous, nous sommes dans notre bon droit »
Etc.
Particulièrement percutant, Dupont Lajoie, film traitant du « racisme ordinaire », le plus fourbe et puant de tous, se clôt sur un triste constat : Nul n’est blanc dans cette histoire. Ceux qui se taisent sont aussi coupables que ceux qui jugent et tuent. Ceux qui ferment les yeux tuent tout autant que ceux qui brandissent les bâtons…
Aujourd’hui encore et après plus de 30 ans, il est impressionnant de constater à quel point le film coup-de-poing de Boisset reste d’actualité. Toutes ces petites phrases, toutes ces allusions, sous-entendus, tous ces discours auxquels on ne prête même plus attention tant ils font parti de notre quotidien… Sans parler des « faits divers » flous qui viennent rapidement étouffer ce qu’on l’on pourrait encore qualifier de ratonnade. « Dupont Lajoie » n’est pas le film d’une époque, c’est un film horriblement visionnaire dont l’authenticité s’étale sur plusieurs décennies.
L’œuvre est sorti sur le tard en DVD. C’est TF1 vidéo qui « régale » et le propose donc depuis le 2 août 2007. La jaquette reprend un visuel d’époque particulièrement évocateur montrant un français (le béret) armé d’une matraque. Le titre du film occupe la place du visage : Dupont Lajoie n'a pas de visage, c’est un français parmi tant d'autres…
