La télé, la vidéo, le DVD puis l'Internet, l'un après l'autre, ont modifié la nature même du regard sur le cinéma. Entre fans de séries Z et accros aux jeux vidéo, portrait d'une cinéphilie désormais dispersée, et renouvelée.
La nouvelle bobine du cinéphile
Par Antoine de BAECQUE
mardi 10 mai 2005 (Liberation - 06:00)
Je ne me suis jamais considéré comme un cinéphile, je n'aime pas ce mot, il appartient à une autre époque, c'était un rapport au cinéma où l'amour des films était presque excessif...» Pour Olivier Assayas, critique devenu cinéaste, la cinéphilie, ce lien fétichiste qui conduit, encore aujourd'hui, quelques milliers de jeunes gens vers des centaines de film par an, relève de la maladie honteuse. «La passion, c'est fait pour vivre avec...», revendique au contraire Jean Douchet, né au cinéma par les Cahiers du cinéma, alors la bible de la cinéphilie, dont il a été le gourou à la fin des années 50 et au début des années 60. Douchet s'affirme «toujours cinéphile», et en vit : conférences, présentations de films, séminaires, week-ends de formation, confection des bonus de DVD, entretiens à la radio, chroniques dans les revues... La nouvelle cinéphilie peut nourrir son homme.
«Dans le sublime et le débile»
Chez Jean-Baptiste Thoret, 35 ans, au fond du couloir d'un appartement parisien, on pénètre dans l'un des antres de cette nouvelle cinéphilie : une petite pièce remplie de cassettes vidéo, de DVD, de livres, de revues, et de deux instruments côte à côte, indispensables, qui font fonctionner le tout : l'écran du visionnement et l'ordinateur où s'amassent les notes, les analyses, les avis, les références, les mails venus des quatre coins d'une petite communauté internationale de fervents. C'est un laboratoire, une caverne secrète, une cinémathèque intime «avec 5 000 titres en quinze ans, enregistrés, échangés ou achetés, en cassettes ou en DVD». Défilent les dernières images de Lost Highway, de David Lynch, l'auteur fétiche de la nouvelle cinéphilie, une route dans la nuit sur la musique d'Angelo Badalamenti, comme un hymne visuel et sonore à décrypter. Moins on comprend, plus ça résiste à l'interprétation, et meilleures sont les sensations cinéphiles. Extase et yeux rougis à force de se passer en boucle ce moment-là, celui de l'excès, emblème de cette culture de cave qui se partage comme on se refilerait une drogue. La cinéphilie classique est morte, comme le dit Assayas. Et pourtant elle existe toujours, sous une forme renouvelée, comme en témoigne Thoret et en vit Douchet.
La cinéphilie classique, qui forma une génération de jeunes Français dans les années 50, celle de la Nouvelle Vague, est morte sous les coups de la rue et du petit écran. Balayée par mai 68, quand les cinéphiles sortent enfin de la salle, les yeux pleins de films merveilleux mais perdus comme des papillons de nuit. Ecrasée et vampirisée par la télévision, aussi, qui devient le média dominant avec les années 80 et 90, celui qui dévore les films pour les recracher en séries américaines ou en grilles de programmes. Car c'est la télé, désormais, qu'il faut regarder pour voir du cinéma, ainsi que l'a écrit en 1978 Louis Skorecki, aujourd'hui journaliste à Libération : «A tout moment, il se passe quelque chose d'intéressant à la télévision. [...] Les feuilletons américains Colombo, Kung-fu... sont à l'égal du cinéma américain de série, du film de genre un peu bâclé qui boucle bien, un genre qui disparaît sur les grands écrans mais prolifère sur les petits. [...] Toujours, quelque chose est là qui retient, ordinaire ou extra, quelque chose à prendre au premier degré comme un meurtre, quelque chose qui saigne sous le sens. La télévision est le dernier endroit où quelque chose de la lucidité hallucinée de la cinéphilie d'hier est encore possible : allez-y vous vautrer dans le sublime et le débile !» (1).
Grâce à la télévision donc, un champ considérable s'est ouvert pour une «télécinéphilie», qui se déploie dans un certain désordre mais aussi une grande liberté : beaucoup de films sont virtuellement là, ils rôdent, passent et repassent, forment une banque de données dans laquelle on peut puiser à tout moment. La nouvelle cinéphilie, née dans les années 1990-2000, est donc «digitale et rhizomatique». «Elle fonctionne comme le montage virtuel : on y procède par coupes, on crée des alliances et, au fond, on ne voit plus que des fragments. Les séquences, les plans, les détails, sont privilégiés sur le film lui-même, grâce à l'usage intensif de l'arrêt sur image, de l'accéléré, ou de la télécommande zappeuse», écrit Thierry Jousse, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, dans «les Dandys du câble» en janvier 1996.
Pour Dominique Païni, qui a dirigé pendant dix ans la Cinémathèque française, le constat est encore plus radical : ce n'est pas seulement la télévision qui a tout changé, mais la nature même du regard cinéphile qui s'est renouvelé. Quand les oeuvres peuvent être massivement reproduites, grâce aux cassettes, puis aux DVD, la possibilité est offerte de «tout avoir chez soi». «La cinéphilie a basculé, remarque-t-il. Elle est désormais plus individuelle, plus fragmentée, mais plus savante, érudite, spécialisée. L'analyse prime sur la rareté, c'est pour le cinéphile une révolution copernicienne. Non seulement il peut tout voir sur sa télévision, avec le câble et les multiples chaînes, mais encore il peut tout revoir grâce à ses propres reproductions : son pouvoir est presque sans limite, et il peut prendre une place dans une nouvelle histoire de l'art cinématographique...»
Une visite à Vidéosphère, en haut du boulevard Saint-Michel, est tout aussi parlante : 25 000 titres disponibles, à la location (surtout) et à l'achat, dont la moitié en DVD. Le classement est géographique et historique : pour chaque pays, le choix est donné entre cinéma classique et productions récentes. Beaucoup d'étudiants notamment en cinéma, dont les effectifs explosent à la Sorbonne, Censier, Jussieu, Nanterre, Saint-Denis, ainsi que dans les grandes universités de province et pas mal de mordus, de tous les âges, comme ce cheminot insomniaque qui, depuis huit ans, emprunte 4 DVD tous les jours en sortant du bureau pour remplir sa nuit d'images: «En ce moment, c'est le cinéma d'horreur des années 70, Romero, Friedkin, Hooper, Argento..., ou alors du Bis, les navets d'Ed Wood, Rollin, Max Pecas, et je me fais aussi tous les Tim Burton à la suite.»
Les rites ont évolué : on voit le cinéma chez soi, dans son salon, plus souvent encore dans un coin, une chambre, la plupart du temps seul, parfois avec quelques copains. Moins de phénomène de bandes, passant de salle en salle, et moins de ces heures à discuter de films et d'auteurs en se raccompagnant mutuellement chez soi, comme l'ont beaucoup raconté les Truffaut et les Rivette des années 50.
A cette cinéphilie dispersée qui peut presque tout voir, et fait face à une histoire du cinéma déjà constituée, à un panthéon élu depuis bien longtemps, à ces jeunes gens qui viennent après, il fallait quelques territoires vierges pour relancer le désir des découvertes et le plaisir de les partager en douce. Des pays de cinéma mal connus et eux-mêmes fragmentés, des principautés sans maître légitime. C'est l'énergie du cinéphile, son vertige en même temps que sa raison d'exister : découvrir d'autres objets, d'autres cinéastes, d'autres genres, d'autres contrées, et mieux encore des «mauvais» qu'on ne partagera pas trop, seulement avec quelques autres susceptibles de fréquenter les mêmes fétiches , contre le bon goût du petit personnage souriant de Télérama. C'est ainsi que, successivement, les nouveaux cinéphiles ont élu le cinéma d'horreur, le cinéma Bis ou Z, puis vint la vague du cinéma asiatique, avec ses films de kung-fu, de karaté, ses thrillers et ses auteurs, John Woo, Wong Kar-wai, Hou Hsiao-hsien, et même le porno, qui a mené certains de ces cinéphiles aux limites extrêmes du goût. Désormais, c'est aussi le jeu vidéo qui peut tenir ce rôle, et la «ludophilie» semble le stade suprême de la cinéphilie : jouer toute la nuit, et sortir au petit matin avec l'idée de faire partager ses goûts et ses choix. Ecrire, comparer, convaincre.
Amours délicieusement coupables
Exactement comme, il y a cinquante ans, les cinéphiles sortaient de la vision des séries B hollywoodiennes dans les minables salles de quartier parisiennes, pour transformer ces films en analyses souvent sophistiquées. L'objet mineur devenait, et devient donc toujours, le grain à moudre de la légitimation intellectuelle. Aujourd'hui, un film d'horreur, un film de karaté, le dernier jeu de chez Armaggedon, la salle parisienne de jeux vidéo la plus fréquentée à Paris, comme un nouveau film de David Lynch, Tim Burton ou Apichatpong Weerasethakul, c'est à la fois un fétiche pour la nouvelle cinéphilie et le plus grand des combats à mener : là est l'art de notre temps et il faut convaincre que cette cause est juste. Et c'est à travers ces amours parfois délicieusement coupables que la nouvelle cinéphilie resserre ses liens et parvient, malgré les isolements et les cloisonnements, à refaire bande : la revue, le forum, le débat, le laboratoire expérimental, tout cela redonne le goût du plaisir collectif, partagé. Il n'y a jamais eu, ainsi, autant de petites revues de cinéma que depuis quelques années, Simulacres, Vertigo, Cinergon, Repérages, Tausen Augen, la Lettre du cinéma... De même que les programmations, rencontres, ciné-clubs, se sont multipliés, souvent en reprenant des formes et des lieux classiques, notamment les salles d'art et d'essai ou de répertoire, parfois en inventant des «Nuits» autour de thème, de cinéaste, des lieux d'avant-garde (l'Etna par exemple, rue de la Corderie, dans le IIIe arrondissement) et des manifestations particulières : festivals étranges, projections à frissons garantis comme ces séances clandestines dans les catacombes, ou soirées Bis, pornos et expérimentales dans l'antique Cinémathèque française prise d'un certain vent de folie.
Ce que l'on voit se dessiner, alors, c'est une communauté inédite, qui aime les formes primitives de sociabilité le club, le cercle, la revue, le laboratoire, le ciné-club , sait aussi ménager les plaisirs solitaires du cinéphile ses visionnements très privés , tout en autorisant de nouveaux partages up to date. L'Internet, la revue en ligne ou le site international ne pas manquer senseofcinema.com, meilleure revue en ligne du moment qui est... australienne , et aussi l'échange intensif par mails d'avis, de critiques, de conseils, d'images, les innombrables forums de discussions sur le cinéma. Tout cela se mêle, comme autrefois, aux colloques, grands-messes et réunions de fans, pour refonder un groupe désormais planétaire qui s'inspire de l'esprit des salons philosophiques du XVIIIe siècle. Cette nouvelle cinéphilie n'a jamais autant ressemblé à une communauté cosmopolite voltairienne.
photos raphaël dautigny
(1) «Contre la nouvelle cinéphilie», Cahiers du cinéma, octobre 1978.
nous? (artilcle sur les nouveaux cinephile dans liberation)
Modérateurs : Karen, savoy1, DeVilDead Team