Je vais parler d'un film sulfureux, pas d'un truc gratos et totalement à côté de la plaque comme Subconscious Cruelty qui, à l'image de son temps, assimile le surréalisme à la gratuité des sens pour faire du profane. Ici, scénario de Buñuel inspiré du Moine de Lewis, réalisation d'Ado Kyrou.
En raison d'une présence du Diable trop difficile à amener, Buñuel a renoncé à tourner Là-Bas en collaboration avec Jean-Claude Carrière pour le scénario inspiré du chef-d'oeuvre de Huysmans. Les deux artistes se sont donc tournés sur une oeuvre GOTHIQUE mais le réalisateur surréaliste a laissé la chance à son assistant, Kyrou, aidé aussi par le scénario co-écrit entre Buñuel et Carrière.
En plus d'un court-métrage de 20 min nommé La chevelure (1960), adapté de la célèbre nouvelle de Maupassant, en plus de ce long-métrage et d'une dizaine de films, Kyrou s'est illustré par la critique en étant l'auteur de l'ouvrage qui fait tjrs autorité Le Surréalisme au cinéma (1954).
Casting :
Réalisé par : Ado KYROU
Avec : Nathalie Delon , Franco Nero, Elisabeth WIENER.
Scénario : Carrière + Buñuel adapté de Le Moine de Lewis.
Qu'est-ce que Le Moine de Lewis ?
Voici :
Classique de la littérature gothique et classique de la littérature tout court, Le Moine fut longtemps considéré par les surréalistes, Breton en tête, comme le modèle de leur courant, avec Les Chants de Maldoror du comte de Lautréamont ou encore les écrits si vertueux du Marquis de Sade. La controverse les relie volontiers !
Ce qui peut rassembler ces trois oeuvres, ce sont effectivement leur répercussion sur leurs sociétés : en ce qui nous concerne, en Angleterre, Matthew Gregory Lewis est présenté comme un envoyé de Satan, avec son oeuvre blasphématoire écrite à tout juste 19 ans, tissant avec un style des plus léchés, cette histoire sulfureuse et terrifiante, s'imprégnant des parfums du romantisme noir allemand (on retiendra l'influence certaine du Petit Pierre de Christian Heinrich Spiess, 1793) - conseillé par son père, Lewis avait séjourné en Allemagne et avait traduit des oeuvres de Schiller - et des romans picaresques où l'aventure et la vie de bohème s'associent pleinement. En filigrane, impossible de ne pas retrouver l'idéologie des Lumières qui combat toute forme d'obscurantisme y compris celle des doctes religieux, ainsi que l'anticléricalisme français - là-dessus, le rapprochement avec La Religieuse de Diderot est indéniable. Lewis, l'un des premiers artistes à avoir découvert les horreurs dans les colonies de Saint-Domingue suite à l'héritage imposant laissé par son défunt père, ce jeune dont l'audace n'est plus à vérifier, décide d'imprimer la face cachée de l'homme en posant des questions toujours sans réponses : religion, l'affaire du mariage des prêtres, apparitions, prophéties, rêves prémonitoires, le rôle du fatum dans la vie de chacun, le tout enjolivé par le parfum de mystère qu'il insuffle à travers son oeuvre.
Faudra-t-il affirmer pour le lecteur méfiant que l'impact religieux sur le livre n'est pas aussi important qu'aujourd'hui ? Qu'il ne sera pas aussi scandalisé par les lubricités d'un moine ?
Qu'il badinera du romantisme de pacotille entre les protagonistes ? Votre lecteur vous le dit : tout ceci n'est qu'ornement. La justesse de la narration l'emportera sur le principe dangereux de la représentativité. Parce que derrière cette architecture littéraire éclate une histoire parfaitement structurée, nous sommes entraînés dans un labyrinthe et Lewis nous tient la main avec fermeté. À la fin, c'était comme si on regardait la main de l'auteur, et qu'on retenait une main pourrie. Voilà l'équivalence du choc que l'on pourrait ressentir. S'il est classique, c'est aussi parce que Le Moine pose les bases du roman gothique : personnages déchirés, pactes avec le diable, innocence virginale pervertie par les griffes du mal, malédictions familiales, héros byroniens aux échos vampiriques, etc.
« Le roman contient des descriptions effroyables, comme l'incantation dans les caveaux sous le cimetière du couvent, l'incendie du couvent, et la fin sans appel du misérable prieur. Dans l'intrigue secondaire où le marquis de Las Cisternas rencontre le spectre de son ancêtre pécheresse, la Nonne sanglante, il y a beaucoup de passages extrêmement forts ; notamment la visite du cadavre animé au chevet du marquis, et le rite cabalistique où le Juif errant l'aide à comprendre et bannir la morte qui le tourmentait. Néanmoins, Le Moine traîne fâcheusement en longueur si on le lit dans son entier. Il est trop long, prolixe, et perd beaucoup de sa puissance par sa désinvolture et une réaction excessive et maladroite contre ces règles de bienséance dont Lewis le premier méprisait la pruderie. De l'auteur on peut dire en tout cas qu'il ne compromit jamais ses visions fantomatiques par une explication naturelle. Il réussit à rompre la tradition radcliffienne et à étendre le domaine du roman gothique. » (Épouvante et surnaturel en littérature, Lovecraft aux éditions Robert Laffont, collection « Bouquins »)
Magnifiquement raconté en 1931 par Antonin Artaud - le geste d'Artaud s'explique quand on connaît ses théories sur le Théâtre de la Cruauté et sa passion envers ce « Poème du Mal » qu'il adaptera plus tard sur les planches - l'instigateur du Théâtre et son double respecte la magie de l'oeuvre originale « comme un peintre qui copierait le chef-d'oeuvre d'un maître ancien ». Artaud "adapte", et a donc jugé utile de retirer des poèmes et quelques digressions.
Mais il faudra surtout pour le non-anglophone se pencher sur l'exacte traduction française de Léon de Wailly qui pourra s'avérer plus datée certes, mais qui aura le mérite de suivre la sensibilité de Lewis et de rendre avec justesse son style désinvolte d'un raffinement ensorcelé, colorant des récits enchâssés, des poèmes d'une rare force musicale qui nous chante des images bien senties, sans oublier ces digressions labyrinthiques toutes rattachées par une logique intrinsèque.
« Lewis sera toujours Monk Lewis, non pas seulement parce que le public, lorsqu'il a classé un écrivain, se donne rarement la peine de réviser ses arrêts, mais parce que, après nombre d'imitations plus ou moins illustres et plus ou moins flagrantes, Le Moine est resté aux premiers rangs de l'école satanique, grâce à la terreur grandiose de l'ensemble, à la peinture énergique des passions, et en particulier à la conception du rôle habilement gradué de Mathilde, ce démon séduisant, dont la mission est de corrompre le prieur. » (Léon de Wailly)
La malice suinte ces pages qui repoussent toute linéarité, allant un moment jusqu'à épouser une expression baroque ressuscitée pour donner naissance à un suspense saisissant. On navigue peu à peu et sans s'en rendre compte, vers le policier dans cette Madrid sous l'Inquisition et on suit d'un oeil inquiet les légendes d'épouvante d'une étrange richesse ou la barbarie des tortures aux relents sadiques.
Pourtant, ce qui choque le plus, ce sont les réactions des personnages, la façon dont ils sont emportés par cette vague d'un destin cruel, une fatalité jamais manichéenne au demeurant. La complexité du récit s'incorpore dans la complexité de l'humain. Lewis décortique le psychique en refusant tout procédé à caractère psychologique, et sera même conscient du romantisme niais présent dans son oeuvre, tout comme le grotesque assumé du livre. L'humour est donc bien plus fin qu'on ne le pense. Le jeune écrivain ne se prend pas au sérieux et creuse plus en profondeur dans cette histoire sujet à la controverse (même réédité, Le Moine sera encore censuré). Joli paradoxe : en célébrant le diable, Lewis réussit à placer une lumière sur Dieu et attribue à l'écriture un rôle jamais aussi important depuis les grands textes.
« (...) Que, donc, tous ceux dont l'esprit de nouveau reflue vers les données fermées et purement organiques des sens comme vers leurs excréments, se nourrissent de ce résidu habituel et de cet excrément de l'esprit qu'on appelle la réalité, je continuerai à tenir pour une oeuvre essentielle Le Moine, qui bouscule cette réalité à pleins bras, qui traîne devant moi des sorciers, des apparitions et des larves, avec le naturel le plus parfait, et qui fait enfin du surnaturel une réalité comme les autres. » (Antonin Artaud, in "Avertissement", Le Moine)
Quant à mon expérience de lecteur, ce fut donc dans cette effroyable nuit du 24 décembre 2005 que j'eus terminé la lecture de Le Moine signé par la plume diabolique de Matthew Gregory Lewis. A 19 ans, (rappelons-le !) ce jeune-homme qui se trouvait « nain » a écrit cela avec une audace sans nom ! Quel souffle ! Quelle vigueur dans les mots ! On peut même lire ces 450 pages à voix haute tant cette poésie naturelle nous parle dans toute sa peinture macabre, dans toute sa cruauté qui exhalent le satanisme, la sorcellerie la plus infernale !
Le Roman Noir est célébré dans toute sa complexité, l'auteur nous pousse dans cet amas d'obscurité, de brumes, et nous force dans ce véritable labyrinthe des ténèbres où se côtoient folles légendes, brigands, créatures infernales, fantômes, superstitions confinant à la rigidité des moeurs, et Satan lui-même.
L'histoire de ce moine qui pèche - le mot est faible, la cruauté dépasse les mots, mais Lewis décrit tout - est d'une hardiesse toujours aussi consistante aujourd'hui, et bien réelle. Confronter l'Exemple avec lui-même, dans toute sa vanité, en extirpant la concupiscence d'un être a priori exemple de Dieu sur terre, je crie à l'audace scandaleuse, je crie au miracle ! Je crie : "philosophie de la théologie" ! La foi est-elle bien la vanité d'être la créature de Dieu ? N'y a-t-il pas un orgueil dissimulé dans le fait d'aspirer d'abord au salut de son âme ?
Là où éclatent des questions sur le destin, sur le psychique, sur l'âme, sur l'Esprit lui-même, l'artiste dissèque l'horreur dans ce qu'elle a de plus vile, mais aussi de plus majestueux ! Culte de l'oxymore, culte de la transgression, pour atteindre le divin. Sade est un D'Ormesson à côté de Lewis !
Il semble dès lors impossible pour le lecteur stoïque de ne rien ressentir devant une telle connexion littéraire. Jamais vous ne retrouverez ce flot d'images se matérialiser devant vos yeux éblouis, comme un spectacle enchanté. Ce livre a le souffle du diable mais Lewis est un génie ! Et cette dernière phrase... Cette dernière phrase qui vous emporte à l'infini. Cette dernière phrase écrite en lettres majuscules dans l'adaptation d'Artaud, qui prend son sens peu à peu comme une main qui repousse la poussière sur un palimpseste. Cette dernière phrase du livre qui vous hante longtemps, longtemps, qui vous harcèle l'esprit, même la nuit, tête sur l'oreiller, yeux fermés.
Rien n'est plus mystérieux que ce livre : les digressions, les personnages de cette Inquisition embarqués dans une intrigue digne d'un roman policier avant l'heure. Publié en 1796, Poe n'était pas encore né ! La situation à laquelle sont confrontés ces hommes malgré eux, pantins du destin, comme Mathilde, cette étrange créature qui vous frappera par son portrait en constante métamorphose : tantôt sirène, tantôt succube, et ange terrifiant... Puis, surtout, ce moine trop saint, trop pur pour être naturel, cet Ambrosio, sorte de préfiguration d'anti-héros kafkaïen, dont l'éloquence attire, fait ressurgir la Fortune, la contingence...
« Le souffle du merveilleux l'anime tout entier (...). J'entends que ce livre n'exalte du commencement à la fin, et le plus purement du monde, que ce qui de l'esprit arrive à quitter le sol et que, dépouillé d'une partie insignifiante de son affabulation romanesque, à la mode du temps, il constitue un modèle de justesse et d'innocente grandeur. » (Breton)
Oui, ce livre, au-delà de son intrigue, au-delà de son romantisme noir, au-delà de l'épouvante, au-delà des personnages où la narration l'emporte sur le piège du symbolisme, au-delà même de l'Enfer, ce livre est une peau qui s'ouvre à mesure que les pages défilent. Ce n'est pas de la fausse poésie, ce n'est pas non plus de l'allégorie vaseuse, c'est une vérité formelle ; véritable sacrifice d'action de grâce littéraire effectué sur l'autel de la morale, le sang noir coule à l'infini parce que "Le Moine fait du surnaturel une réalité comme les autres".
Histoire + impressions brèves :
Ambrosio (Franco Nero) est un moine dont la sexualité se réveille par la rencontre avec un étrange démon, une jeune fille qui ressemble à un homme efféminé (bah oui), vêtue dans une soutane qui cache ses attributs (les attributs qualifient toujours le sujet ou le complément d'objet direct avec un Verbe), nommé Mathilde (Nathalie Delon). Après avoir commis d'innombrables crimes, l'Inquisition finit par enquêter jusqu'à... demander des comptes.
Au programme, pacte avec le diable, perversion, pédophilie, possession et dépossession.
Avec un surréalisme discret, sorte de realismo magico à la sud américaine, ce film est réalisé avec sérieux ; superbe interprétation de Néro. L'adaptation reste plutôt moyenne, on a retiré beaucoup de digressions et de récits qui faisaient le charme du chef-d'oeuvre d'origine : La Nonne sanglante, le Juif errant, les péripéties avec les brigands de Las Cisternas dans la forêt.
A noter l'apparition du diable, ridicule. Cela dit, il s'agit de la seule oeuvre ciné qui ait eu les cojones d'adapter le récit. Etouffé par la censure, vu comme une oeuvre anti-cléricale alors qu'elle n'en révèle que la complexité et les tiraillements, Le Moine de Kyrou est une oeuvre qui mérite l'intérêt pour ses approches profanes et l'interprétation de Néro, proche de celle de montgomery Clift pour La loi du Silence de Hitchcock. La musique funèbre est assez dérangeante, par ailleurs. Il y a une oppression bien travaillée. Une véritable tragédie lugubre jusqu'au bout.
A mettre à côté de Les Diables de Russell pour comprendre ce que signifie le mot profane : du latin "pro-fanus" : sortir du sacré.
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