Il me semble que le problème des origines du Joker tel qu'il est éludé dans le film contribue paradoxalement, sous couvert de réalisme, à ce que le film contient de plus épouvantable, bref de fantastique véritable, le fantastique qui n'est pas une simple logique particulière mais vraiment la part sombre que l'on occulte volontairement. C'est à dire qu'une simple narration du faux-pas qui aurait conduit à la formation d'un monstre décoloré et blafard aurait simplement mis en place une logique propre au monde de Gotham, ce qui, lors du premier film, suffisait au climat fantastique : mais mettre en scène un personnage qui, comme dans le film de Nolan, ne fait pas que dissimuler ses origines mais brode constamment sur les raisons qui ont pu conduire à sa défiguration, bref qui considère sa disgrâce physique comme son bien le plus cher, cela suggère les origines bien plus horribles d'une automutilation (qui fait partie d'ailleurs d'une des histoires que le Joker raconte sur lui-même), et fait planer sur la ville la présence d'un personnage dont la folie n'a pas d'autre cause que sa volonté de représenter le chaos. Et les origines d'une telle névrose aurait mérité, sans doute, bien plus qu'un simple aparté dans le cours du métrage pour ne pas paraître complètement invraisemblable, même dans la sphère de Gotham.
Je pense que le scénariste a bien réfléchi sur le personnage, et en a gardé les traits les plus marquants en s'éloignant de ce que la mythologie du comics avait finalement d'amoindrissant pour sa portée symbolique. Le Joker, sur l'article Wikipédia, est présenté d'ailleurs comme le seul méchant de l'univers des comics DC qui à l'occasion de cross-over terrifie même les croquemitaines des autres séries : on touche là à un personnage dont la signification dépasse celle de la simple volonté gauchie et le désir de revanche social, mais montre combien un être doué d'intelligence peut aimer la destruction pour son propre goût. Cette donnée, constitutive du personnage, étant elle-même mystérieuse d'un point de vue psychologique, occulter son développement me semble comme l'une des meilleurs idées du film, et l'un des seuls cas où la paresse du scénario est non seulement souhaitable, mais en plus digne de louange. Si le look du Joker est devenu plus réaliste, le personnage lui-même est devenu plus purement fantastique. Il n'y a qu'à apprécier la musique qui souligne chacune des "farces" du Joker, un éprouvant crescendo d'un son aigu et monotone qui montre qu'on arrive là à un point de rupture de la conscience ordonnée, et qu'on bascule dans l'univers de la folie, qui, en dernière analyse, ne peut pas s'expliquer, donc donner à un développement cohérent puisque... ben justement, c'est la folie !
Malgré tout le respect que j'ai pour Moore, THE KILLING JOKE vaut surtout pour moi grâce à la belle narration en flash-back où le personnage actuel est renvoyé à son passé, et où le lecteur constate tristement l'identité entre le monstre et la comique raté, pas pour la version des origines qu'elle propose : la trame en elle-même fait preuve d'une érudition -et je vais dénicher dans les comics des années 50 des trucs qui vont me permettre de rendre hommage à cette époque bénie des dieux pour la bd- plutôt déprimante, et l'histoire du Red Hood fait triste figure pour dévoiler les origines d'un conflit gros de plusieurs décennies de bastons. C'est qu'il me semble qu'il y a deux façons de traiter le conflit entre les deux personnages, et Moore, parfois, se laisse aller à les mélanger : une façon épique où Batman et le Joker, malgré leurs similitudes, sont porteurs d'une symbolique simple mais universelle, et la façon tragique choisie par Moore : le Joker est la victime de la croisade du vigilante, et celui-ci en retour peut finir la victime de son adversaire dans un combat sans gloire... mais si Moore a choisi cette option, c'est parce qu'il s'agissait d'un récit extrêmement court, alors que cette optique est difficilement concevable sur un film ou une série plus longue, à moins de dépouiller Batman de tout ce qu'il a d'héroïque. Nolan choisit la première option, et il faut avouer qu'elle est traité avec une singulière vigueur, un talent inédit, et une optique vraiment culottée (brutalité incroyable de la dernière rencontre entre les deux antagonistes où le Joker fout une belle trempe à Batman, le Justicier plus souvent qu'à son tour à la merci de son ennemi)... Si, dans le cas de Batman et du fait de son héritage de détective hard-boiled, le superhéros tire une partie de son charisme de sa faculté à encaisser les coups et à survivre, la puissance de ce charisme en en relation étroite avec la puissance brute de son adversaire. Peut-être aime t-on Batman parce qu'il combat des ennemis auxquels les scénaristes donnent toujours une collection d'attribut qui les constituent comme équivalent, voire supérieurs à Batman lui-même, qui lui-même ne s'en tire que grâce à des "pirouettes" technologiques venues de son équipement. Nolan pousse le concept à son point-limite : le Joker est plus intelligent, doué pour le combat, est domine Batman pendant toute la durée du film. Le fait par ailleurs qu'il ne possède aucune caractéristique physique particulière, mais qu'il réussit à mettre en défaut la vigilance du héros, propose une version vraiment intéressante de la logique de l'univers du Batman. Une sorte de GRAND SILENCE de Corbucci, en quelque sorte, sans le nihilisme autorisée par le petit budget, où l'essentiel pour le héros perdu devant l'infini de noirceur qui constitue son univers est d'essayer, coûte que coûte, pour conserver sa noblesse.
J'ai rarement vu tout de même un film aussi complètement pervers que DARK KNIGHT. Chaque possibilité de faille évoquée dans les forces établies, chaque faiblesse, est systématiquement transformé en déficience réelle...
I told you you'd better hope I didn't make it back.