En Sicile, dans le petit village côtier d'Aci Trezza, les pêcheurs travaillent durs. Mais leurs gains sont grignotés par les grossistes qui s'entendent entre eux pour n'acheter le poisson qu'à bas prix. Ntoni, fils aîné de la famille Valastro, se révolte contre cette injustice. Il hypothéque la maison familiale pour réunir l'argent nécessaire au lancement de sa propre activité de pêche : il court-circuitera les grossistes en allant vendre son poisson directement dans la ville de Catane...
Dans les dernières années du fascisme italien, après la réalisation des "Amants diaboliques", Luchino Visconti s'engage aux côtés de la Résistance et est arrêté pour avoir caché des fugitifs. Il est fait prisonnier et échappe de peu à une exécution arbitraire, grâce à l'intervention en sa faveur de ses relations. Après la guerre, il commence par participer au documentaire collectif "Jours de gloire" retraçant la libération de l'Italie et la chute du fascisme. Il y filme le procès et la mise à mort de Pietro Caruso, chef de la police fasciste, responsable d'exécutions en masse de prisonniers et de résistants.
Luchino Visconti reprend des activités artistiques, en particulier dans le cadre du théâtre et de l'opéra, activités qu'il poursuit tout au long de sa vie avec au moins autant de succès que sa carrière de cinéma.
Parallèlement, le néoréalisme, courant lancé par "Les amants diaboliques", rebondit par le biais de deux réalisateurs qui font rayonner internationalement le cinéma italien : Roberto Rosselini avec sa trilogie "Rome ville ouverte", "Paisa", "Allemagne année zéro" ; et Vittorio da Sica en particulier avec "Sciuscià" et "Le voleur de bicyclettes", tous deux Oscars du meilleur film étranger à deux ans d'écart !
Le moment est idéal pour Visconti, pressé de concrétiser un projet qui lui tient à coeur depuis le début des années quarante : l'adaptation de "Les Malavoglia", roman de l'écrivain vériste sicilien Giovanni Verga. Pour ce projet, Visconti va jusqu'au bout des idées néoréalistes : le film est tourné entièrement en décor naturel, avec des comédiens non professionnels recrutés dans le village de pêcheurs d'Aci Trezza et s'exprimant dans leur patois local.
Non seulement "La Terre tremble" permet à Visconti d'aller au bout du projet esthétique néoréaliste, mais il lui permet aussi d'aborder pour la première fois une question tenant particulièrement au coeur de cet aristocrate venu de la riche Lombardie : la question méridionale, cette fracture économique entre le nord et le sud de l'Italie, le sud restant particulièrement défavorisé, en particulier des régions comme la Calabre ou la Sicile. Cette question méridionale reviendra dans "Rocco et ses frères", narrant les mésaventures d'émigrants calabrais à Milan, ou "Le guépard", portrait de l'aristocratie sicilienne au moment du Risorgimento.
"La terre tremble" est sans doute bien le film où Luchino Visconti a été le plus libre de faire ce qu'il voulait en terme de forme et de fond, son acte artistique le plus pur. C'est en cela que même s'il n'est pas le plus connu ou le plus populaire des films de son réalisateur, il reste une oeuvre à part, une sorte de pinacle du cinéma italien de l'immédiat après-guerre.
Financé en partie par le Parti Communiste, "La terre tremble" devait être le premier volet d'une série d'au moins trois films, les suivants se penchant sur d'autres catégories de travailleurs (ouvriers et mineurs notamment). Cependant, ce film évite très adroitement de tomber dans le schématisme et la propagande facile. Certes, on fait référence au communisme, de façon imprécise d'ailleurs, mais le projet des Valastro est au fond plutôt "capitaliste" : ils veulent devenir leurs propres patrons, empruntent à la banque, veulent échapper au racket des grossistes. Il n'y a pas spécialement de révolte contre les propriétaires, d'appel à la collectivisation de la production par exemple. Ils veulent juste récolter le fruit de leur dur labeur sans que celui-ci ne soit ponctionné par des intermédiaires. Ils se révoltent en fait contre l'Ordre social quasi-féodal d'Aci Trezza.
Cinématographiquement, Visconti construit un film sublime, filmant la pauvreté, voire la misère, sans jamais être condescendant, misérabiliste, exploitant avec une force graphique et cinématographique époustouflante le paysage marin déchiqueté d'Aci Treza, donnant plusieurs lectures à son histoire : les grossistes sont à la fois mis en parallèle avec le Cyclope de l'Odyssée (supposé avoir eu son antre près de ce village) et le fascisme mussolinien.
Malgré un métrage tourné avec un petit buget, l'ampleur et la maîtrise de la mise en scène tissent des scènes mémorables, jouant en particulier sur le son de la langue sicilienne, les cris et les chants des pêcheurs, les musiques populaires entendus. Les images mémorables sont nombreuses, la pêche nocturne, la nuit de Ntoni avec les ivrognes du village (moment de mélancolie typiquement viscontien, annonçant bien des aspects à venir de son cinéma), les navires rentrant au port parmi les rocs déchiquetés. Grâce à la force du Cinéma, cet art qui rend tout plus grand et plus beau, il transforme en moment épique et puissant de simples scènes comme un marché aux poissons ou la réparation collective des bateaux et des filets sur la plage.
A travers le portrait des Valastro (la première grande famille viscontienne, motif qu'on retrouvera dans "Le guépard", "Rocco et ses frères", "Les damnés"...), "la terre tremble" décrit plusieurs itinéraires possibles face à la dureté de la vie de pêcheur : la résignation de la fille aîné, la révolte du grand frère, le jeune frère qui émigre vers les villes industrielles...
Force des images, personnages vivants et formidablement écrits, intelligence critique du propos ("La terre tremble" est un film qui finit quand même mal), "La Terre tremble" est le premier chef d'oeuvre de Luchino Visconti, déjà capable de donner belle leçon d'Art du Cinéma dès son second long métrage. Il signe un métrage déjà long (deux heures et demi), mais sans scène en trop : tout est utilisé pour nuancer et élaborer une réflexion et narration d'une richesse et d'une minutie passionnante et, surtout, très émouvante, qu'on ne trouve pas réellement chez les autres réalisateurs.
A sa sortie, "La terre tremble" est loin de faire l'unanimité. Il est primé à Venise, mais la critique se déchire à son sujet. En terme d'entrées, il laisse le public indifférent ; il ressort deux ans plus tard avec une voix off italienne (celle de Luchino Visconti lui-même) pour rendre le film plus digeste au public italien : c'est la version qui est disponible de nos jours. Mais elle n'a guère plus de succès...
Le projet de donner des suites à la "Terre tremble" tombe vite à l'eau, et alors que des Rosselini ou De Sica sont encensés, Visconti se retrouve un peu mis à l'écart du monde du cinéma par cet échec. Il faudra attendre 1951 pour voir son film suivant, "Bellissima" avec Anna Magnani.
"La terre tremble" n'a pour l'instant droit à aucune édition bluray, mais il existe des dvd de qualité. Le plus intéressant est indéniablement le dvd italien sorti chez RHV, une édition 2 dvd qui inclut le métrage sur un disque, en VO sicilien/italien, avec des sous-titres français ! Le second disque propose des bonus, dont des souvenirs de Francesco Rosi - le réalisateur de "Main basse sur la ville" ayant été assistant de Visconti sur ce tournage. Bon, tout les bonus ne sont qu'en italien par contre.
La copie 1.33 4/3 a été très soigneusement restaurée, "La terre tremble" est un vieux film, tourné dans des conditions plutôt précaires, et nous avons ici une version vraiment soignée, pratiquement sans saleté (à part quelques plans avec des rayures, rares), dans un noir et blanc nuancé, rendant justice à la beauté rude et singulière de ces images. Une belle réussite ! La bande-son mono a elle aussi été soignée, pas de distorsion ou de parasite, on sent encore une fois un projet soigneusement peaufiné !
