« My Name Is Orson Welles », rétrospective et exposition à La Cinémathèque française, Paris 12e, jusqu’au 11 janvier 2026.
Pour la posterite:
Spoiler : :
Orson Welles, un magicien multimédia à La Cinémathèque française
Quarante ans après la mort du titan, cent dix ans après sa naissance, une riche exposition et une rétrospective dressent le portrait de ce touche-à-tout génial qui n’a cessé de jouer avec le vrai et le faux.
Par Hervé Aubron
Publié aujourd’hui à 05h30, modifié à 14h40 • Temps de Lecture 7 min.
Un patriarche en polystyrène. Sa barbe est blanche mais ses postiches sont ceux d’un faux poulet rôti, comme en plastique orangé. Ainsi s’ouvrent l’exposition « My Name Is Orson Welles », à La Cinémathèque française à Paris, et son catalogue très soigné (La Table ronde, 464 pages, 44,50 euros), conçus par Frédéric Bonnaud, le directeur de l’institution. C’est la couverture du magazine Time, en mai 1938, dévolue à un portrait en couleurs de Welles (1915-1985). Le jeune homme, 23 ans à l’époque, n’a pas encore réalisé de films, mais sa suractivité théâtrale électrise Broadway, et il apparaît là sous les traits contrefaits du vieux personnage principal de La Maison des cœurs brisés, de George Bernard Shaw, sa mise en scène du moment. Tout est scellé. Et avant tout cette curieuse propension à toujours se vieillir, se grimer, se boursoufler, comme du pop-corn.
Dans Moi, Orson Welles, livre d’entretiens de 1969 avec le cinéaste Peter Bogdanovich (1939-2022), réédité pour l’occasion dans une version richement illustrée (Capricci, 334 pages, 45 euros), son interlocuteur lui demande : « Voudrais-tu retomber [en enfance] ?
– En enfance ? Je ne fais que cela depuis que je l’ai quittée. »
Il dit dans le même entretien : « Ce n’est qu’à 20 ans et ensuite à 70 ou 80 ans qu’on fait son meilleur travail. L’ennemi de la vie, c’est l’âge mûr. La jeunesse et la vieillesse sont les meilleurs moments. » Epuisé par son hyperactivité, il s’effondrera à 70 ans sur sa machine à écrire.
Enfant prodige
Welles fut, en effet, comme précocement vieux. Enfant prodige, il savait lire à 2 ans, montait des pièces à l’école, était un bon musicien et un excellent dessinateur et peintre – ce à quoi il se destinait et qu’il continua jusqu’au bout à pratiquer, avec une affection particulière, comme support, pour les fonds de boîtes à cigares, qu’il suçotait goulûment.
Welles perd à 9 ans sa mère, ancienne pianiste virtuose devenue dactylo rigoureuse, puis à 15 ans son père, qui fut un bambocheur mondain, mais non sans compétences – il fit fortune, un temps, dans l’automobile et les lampes à vélo. Après sa mort, l’adolescent est placé sous la tutelle d’un médecin ami de la famille, qui lui offre une année sabbatique en Europe contre la promesse de rejoindre l’université (ce qu’il ne fera jamais).
A 16 ans, Welles part en Irlande, qu’il parcourt en carriole, avant de se faire engager comme acteur dans un théâtre de Dublin, en bluffant sur son âge et son expérience. L’aventurier part ensuite vers le sud, au Maroc puis en Espagne, qui restera une terre d’élection pour lui, où il s’initie notamment à la tauromachie.
Lorsqu’il revient aux Etats-Unis, en 1934, il n’est pas rassasié – il ne le sera jamais. Il s’engage à fond dans le théâtre à New York, sur les planches et à la mise en scène, mais aussi à la radio, déterminante pour sa popularité. Dormant à peine, il court de studio en studio pour employer sa voix de contrebasse à de multiples émissions, où il interprète Dickens, Dumas, Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad (son premier projet de film), Les Misérables, de Victor Hugo, L’Ile au trésor, de Robert Louis Stevenson, ou Dracula, de Bram Stoker. Le point d’orgue de ses prestations radiophoniques est, en 1938, l’adaptation de La Guerre des mondes, de H. G. Wells, présentée comme un flash d’informations, qui fit croire à bien des auditeurs que des Martiens avaient envahi le New Jersey.
Le studio de la RKO s’offre à lui sans conditions et lui laisse totale latitude pour Citizen Kane (1941, sorti en France en 1946), fiction autour d’un patron de presse, d’emblée sanctifiée comme un parangon du cinéma moderne. Moderne, le film l’était bien sûr dans l’outrageante composition de ses plans et de ses angles de vue, mais il l’était surtout en ce qu’il marquait physiquement que l’art et l’existence de tout un chacun étaient comme toujours déjà imprimés, tatoués par les médias. Le film s’ouvre sur une longue séquence d’actualités faisant la nécrologie de son héros, et son déroulé se cale sur l’enquête d’un journaliste à son propos.
Muet très parlant
Le cinéma muet, avec ses intertitres, avait déjà pu jouer de ses accointances avec la presse écrite. L’arrivée du parlant l’a éloigné de cette question. En 1941, Welles, artiste et homme de radio, la ravive et rend perceptible le multimédia en devenir, en fondant les extravagances du muet et le parlant des télécommunications. « Ce qui est très ancien paraît très neuf », dira, en experte, l’actrice Marlene Dietrich (1901-1992) dans La Soif du mal (1958), de Welles.
Welles assumera d’ailleurs ce muet très parlant avec une prolixe voix off en poursuivant ses émissions à la radio et en investissant dès 1942 la télévision, avec des séries tenant du talk-show en solitaire (« Orson Welles’Sketch Book », à la BBC, où il monologue tout en dessinant), ou, avec « Around the World with Orson Welles », du reportage libre, dont il est l’inlassable bonimenteur. Il ne cache pas les coutures ni le montage. Face à Peter Bogdanovich, le colosse quinquagénaire s’affirme toujours multimédia en 1969 : « J’ai envie de faire des films, et je les ferai pour la taille d’écran qui sera disponible. »
Dans Citizen Kane, Welles endosse lui-même le rôle du magnat, de sa jeunesse jusqu’à sa mort, et grimé de bout en bout – il rendra solennellement hommage à son maquilleur, ce qui est rare. Vivre, ici, paraît revenir à enfiler des masques de Fantomas et tenter d’être partout à la fois. D’être multimédia encore. Kane tente une incursion en politique, et ses meetings sont aussi rutilants qu’inquiétants : aplomb et langue de bois, effigie géante. Tenant, jusqu’au bout, de Franklin Roosevelt, Welles entrevoit déjà le Citizen Trump. Il a après tout formalisé les fake news avec ses Martiens radiophoniques.
A la sortie de Citizen Kane, Orson Welles, qui n’a que 26 ans, est promu génie du cinéma, a traversé toute la vie de son personnage, a lui-même déjà traversé plusieurs vies, et plus jamais il n’aura les moyens et le contrôle dont il a disposé sur ce grand coup.
Les autres expériences hollywoodiennes, si elles scintillent à nos yeux, ont été charcutées derrière son dos, au montage, par les studios : La Splendeur des Amberson (1942, sorti en France en 1946) ou La Dame de Shanghaï (1947), avec son épouse Rita Hayworth, alors qu’ils sont en train de se quitter.
Le final du film, avec ses jeux de miroir dans un palais des glaces, finit d’installer l’image d’un Welles affabulateur et illusionniste. D’autant qu’il pratique aussi la prestidigitation sur scène, racontant (mais c’est difficile à vérifier) avoir été initié par le légendaire Harry Houdini (1874-1926), ami de son père. Il le revendiquera encore dans son dernier long-métrage achevé, Vérités et mensonges (1973), où il se présente comme un magicien Monsieur Loyal qui se consacre au portrait d’un peintre faussaire.
Après avoir tourné Macbeth (1948) pour un petit studio de série B, il largue les amarres et part pérégriner en Europe. Il ne reviendra réaliser à Hollywood qu’un polar, La Soif du mal (1958), qu’il met en scène sur l’insistance du premier rôle, Charlton Heston (1923-2008), alors qu’il devait simplement jouer l’un des personnages, un policier bouffi et ripou. « Tu es un vrai gâchis, chéri », lui dit Marlene Dietrich dans le film.
« Danses d’ours »
La Soif du mal, qui débute sur un plan-séquence fou, est prodigieux de noirceur. Mais la figure de Welles restera celle de ce flic ventripotent, polochon dans l’imperméable. C’est encore affaire de postiches, mais il n’en aura bientôt plus besoin, en vertu d’un boulimique « suicide aux spaghettis » – expression qui lui est attribuée, mais dont on ne retrouvera jamais l’exacte trace. Il est devenu un personnage, et son propre corps, obésifié, l’un de ses médias – ce qu’il affirmera dans Falstaff (1965), sa dernière grande fiction, vouée à un personnage secondaire de Shakespeare, aimable bouffon bedonnant.
Sous sa jaquette, le catalogue de l’exposition fait une belle mosaïque de ses multiples apparitions au cinéma, car, une fois largué Hollywood, il va accepter toutes les « danses de l’ours », comme il le disait, soit des cachets pour n’importe quoi – films de plus ou moins grand standing, sinon crapoteux, émissions de télévision, publicités pour financer ses propres projets. Dès qu’il a un peu de fonds, il tourne quelques prises : pratique assez unique de multiples projets en pointillé, dont il reste des esquisses.
Dans Mr. Arkadin (Dossier secret) (1955), production franco-hispano-suisse, il incarne lui-même le rôle-titre, qui demande à une petite frappe d’enquêter sur son propre compte, afin de méticuleusement effacer son passé, comme on demande aujourd’hui à des informaticiens de nettoyer nos traces sur le Web. Arkadin, sorte de capitaine Haddock hautain, relate l’une des plus fameuses fables relayées par le cinéma de Welles : celle de la grenouille et du scorpion. Durant leur entretien, Bogdanovich demande à Welles s’il n’y a que des grenouilles ou des scorpions dans l’humanité, ce à quoi le cinéaste répond qu’« il y a bien d’autres animaux ». Pour sa part, il est devenu la baleine blanche – il adapta bien sûr dans sa jeunesse, au théâtre, Moby Dick, d’Herman Melville, dont il espérait aussi faire un film.
Le monstre sacré errant serait sans doute aujourd’hui un franc partisan du numérique, prêt à dégainer son téléphone portable plutôt qu’à se vendre pour un peu de pellicule. « Oh, je crois que rien ne doit perdurer, disait Orson Welles à Peter Bogdanovich. Je ne crois pas que le cinéma perdurera. Je ne pense pas que le théâtre doive absolument perdurer. Je crois qu’aucune forme d’art n’est éternelle (…). Au bout du compte, tout disparaît dans les sables, même si rien n’explose. »
Il serait difficile de lister tous les films rêvés qui n’ont pas été bouclés : figurent au premier rang un Don Quichotte étiré sur vingt ans (les acteurs de Quichotte et Sancho Pança meurent avant lui) ou The Other Side of the Wind, notamment financé par le beau-frère du chah d’Iran, où le cinéaste John Huston (1906-1987) incarne un vieux réalisateur.
¶« My Name Is Orson Welles », rétrospective et exposition à La Cinémathèque française, Paris 12e, jusqu’au 11 janvier 2026.
Hervé Aubron
