Vu hier soir sur le dvd édité par Bach Films:
Dans "Gabbo, le ventriloque", James Cruze relate l'histoire d'un ventriloque (merveilleux Erich Von Stroheim) dont la schizophrénie latente stimule une relation particulière avec un automate.
A première vue, "Gabbo" est une adaptation cinématograhique du thème de "l'être inanimé" tel que la littérature l'a évoqué à maintes reprises. Ainsi Hoffmann, Gustav Meyrink, Ghelderode ou Matheson utilisent-ils le motif pour suggérer (entre autres) l'inévitable dédoublement de l'être face à l'émergence (soudaine ou progressive) d'une primitivité, culpabilité ou Histoire ("Le Golem") refoulées. A cela s'ajoute la dimension blasphématoire d'une création humaine qui, par essence, tendrait à reproduire son "homologue divine" ("L'Homme au sable" d'Hoffmann; "L'Eve future" de Villiers de L'Isle-Adam). Ces premières références s'enrichissent, dans l'esprit du spectateur contemporain, des nombreux films portant sur le sujet, films pour la plupart inscrits au sein d'une tradition bien établie ("Au Coeur de la nuit", "Le Golem", oeuvres avec poupées diaboliques...).
Le résumé de "Gabbo" laisse dès lors présupposer l'exploitation classique des thèmes et enjeux apparentés au dit motif. La surprise sera de taille. Certes, le métrage met bien en scène l'inévitable duplicité du protagoniste, ici thématisée par de multiples et terrifiantes confrontations avec l'automate. Néanmoins, ce dernier ne symbolise nullement le double "maléfique" de l'interlocuteur humain mais, au contraire, s'érige comme la cristallisation d'une conscience A PRIORI morale. L'artiste égocentrique doit répondre aux sermons d'une poupée laquelle emprunte à l'occasion le ton souvent horripilant d'une "démonstration" nuancée, mesurée, presque didactique. Guère originale à première vue, cette valorisation positive du double s'éloigne de celle imaginée par Poe ("William Wilson") en opérant une assimilation entre préceptes moraux (le "Bien") et sociaux (la "Bienséance"). Cette confusion bouleverse complètement l'enjeu de l'oeuvre afin d'offrir une interprétation toute inédite du thème. L'automate représente bien le Mal, celui d'une pression sociale génératrice de conformisme, de perte "identitaire" et donc de refoulements (doux paradoxe). De nombreux indices viennent étayer cette hypothèse. COMME TOUT LE MONDE, la poupée est habillée de noir, se fait servir au restaurant, courtise une jolie jeune femme. En revanche, le pauvre Gabbo subit les moqueries de son entourage, se pare de blanc, parle fort, tient des propos choquants, demeure esclave de ses passions. Le philanthrope de bois s'oppose au misanthrope de sang. Refusant de se plier à l'idée admise qui fait du monde du spectacle un univers en marge, Cruze soumet le cabaret au conformisme social. Danses parfaitement ordonnées, salles d'une symétrie quasi mathématique consacrent une perte d'individualité au profit du "groupe". Vu sous cet angle, l'égocentrique, ambitieux, souvent cruel et capricieux ventriloque figure le Révolté, celui qui, à l'image des personnages de Racine, connait le Tragique dont restent toujours victimes les êtres épris de liberté.
A découvrir.
ps: Suivre les aventures de cet Alceste tourmenté nécessite toutefois une certaine indulgence quant à la longueur des séquences de "danses".
Gabbo, le ventriloque, James Cruze, 1929
Modérateurs : Karen, savoy1, DeVilDead Team